Édito

UNE (VIEILLE) HISTOIRE SANS FIN

 

Il y a une quarantaine d’années, les pays occidentaux ont connu une réorientation assez radicale de leurs politiques économiques et sociales. Dans le monde anglo-saxon, on a franchement parlé de « révolution conservatrice ». En France, on a évoqué plus pudiquement un « tournant de la rigueur » – la rigueur c’est bien, ça fait sérieux. Le corpus idéologique était pourtant le même, à quelques nuances près : réduire autant que possible la sphère publique et la protection sociale, favoriser l’extension sans fin du marché, calquer le fonctionnement de toutes les institutions et de toutes les organisations sur le modèle unique de l’entreprise lucrative privée. Face à l’effondrement du « socialisme réel » et du communisme des casernes et des goulags, la révolution conservatrice s’est imposée partout comme la seule voie possible, conformément à la fameuse formule de Margaret Thatcher : « there is no alternative ».

Ce nouvel avatar du libéralisme économique, typique de la fin du XXe siècle, a reçu plusieurs noms au cours du temps : monétarisme, politique de l’offre, néolibéralisme, « new public management », etc. Mais il a produit partout à peu près les mêmes effets : un accroissement des inégalités et du chômage couplé à un développement sans précédent de la sphère financière et des profits boursiers, le tout dans un contexte général de croissance économique ralentie. À tel point que son bien-fondé a commencé à être sérieusement remis en question par les économistes eux-mêmes, y compris les plus orthodoxes, en particulier à l’occasion des crises boursières retentissantes qui ont marqué le début du XXIe siècle. Surtout, cette « religion du marché » a définitivement démontré qu’elle ne pouvait pas protéger l’humanité de la plus grave menace de son histoire : le dérèglement climatique et l’effondrement environnemental, causés et aggravés par le développement anarchique d’activités lucratives et polluantes partout dans le monde.

On aurait pu croire, dans ce nouveau contexte, qu’une nouvelle pensée économique allait s’imposer pour réorienter durablement les politiques publiques. Des événements hors normes comme la crise sanitaire ont même fait la démonstration concrète que la politique pouvait reprendre la main sur l’économie, et la réorienter dans le sens de l’intérêt général dès lors que des circonstances exceptionnelles l’exigeaient. Mais le dogmatisme a la vie dure, surtout dans les sphères de pouvoir. Et voici donc que ressurgit l’un des plus vieux refrains du dogme néolibéral : la fameuse « dette publique », qui menace comme chacun sait, nos sociétés de ruine et de destruction, et qu’il faut au plus vite rembourser pour sauver les générations futures.

Cet alibi a tellement servi par le passé, notamment pour affaiblir les systèmes de protection sociale, que l’on est d’abord saisi par une forme de lassitude à l’idée que, décidément, l’Histoire bégaye. Car apparemment, ce surplace idéologique déjà vieux de quarante ans semble avoir encore de beaux jours devant lui.

Évidemment, on serait tenté de rétorquer d’abord qu’il ne servira pas à grand-chose d’avoir enfin remboursé nos dettes sur une planète définitivement inhabitable, et qu’il y a sans doute bien plus urgent que de complaire aux marchés financiers. L’amère potion de l’austérité budgétaire finit par ressembler au vin émétique, ce remède vanté par Sganarelle dans le Dom Juan de Molière :

Sganarelle
Il y avait un homme qui, depuis six jours, était à l’agonie ; on ne savait plus que lui ordonner, et tous les remèdes ne faisaient rien ; on s’avisa à la fin de lui donner de l’émétique.
Dom Juan
Il réchappa, n’est-ce pas ?
Sganarelle
Non, il mourut.
Dom Juan
L’effet est admirable.
Sganarelle
Comment ? Il y avait six jours entiers qu’il ne pouvait mourir, et cela le fit mourir tout d’un coup. Voulez-vous rien de plus efficace ?

Il est en effet probable qu’avec de tels remèdes, nous finirons par mourir, mais au moins mourrons-nous guéris. Guéris de cette fameuse « dépendance à la dépense publique » qui angoisse tant les banquiers centraux, les présidents de Cour des comptes et les ministres de l’Économie, alors que l’effondrement inéluctable de l’habitabilité même de notre planète ne semble pas les inquiéter outre mesure.

Face aux défis qui attendent notre espèce, on rêverait d’un peu plus de sérieux. Et pour commencer, que l’on cesse de nous culpabiliser avec cette dette infinie, qui sert éternellement d’alibi pour continuer à détruire les systèmes de solidarité patiemment élaborés au cours du siècle passé.

Car à y regarder de près, et avec un peu d’authentique rigueur, cette fameuse dette « astronomique » (3000 milliards d’euros, vous rendez-vous compte !) représente à peine la moitié de l’épargne des ménages français (6000 milliards) et un cinquième de leur richesse totale (15 000 milliards). On comprend mal, dans ce contexte, comment la gestion de « bon père de famille » si souvent vantée par nos dirigeants qui raffolent des métaphores patriarcales peut conduire à réduire les investissements vitaux dans la recherche, l’éducation, la culture et la transition écologique pour rembourser une dette aussi peu problématique.
Le faire de surcroît au nom des générations futures relève soit du cynisme, soit d’une stupidité abyssale.

Nos dirigeants actuels n’aiment rien tant que vanter leur jeunesse et leur modernité ; les voilà pourtant enfourchant de bien vieilles montures, pour emprunter des vieilles routes qui ne mènent nulle part. Triste modernité, aux accents archaïques en vérité, et triste jeunesse aux platitudes d’aïeule.

On peut pourtant rêver d’autres chemins. Aujourd’hui, dans notre pays, les écoles, les universités, les hôpitaux, les théâtres, les bibliothèques, les musées, sont des lieux concrets où l’on continue d’enseigner, de chercher, d’inventer, d’accueillir, d’accompagner, de soigner, de jouer, d’imaginer, d’ouvrir d’autres hypothèses pour rendre le futur désirable. Les services publics sont le patrimoine et la richesse de celles et ceux qui n’en ont pas ; ce sont les espaces où se manifeste ce qui, dans nos sociétés, échappe encore aux logiques implacables de la prédation lucrative.

Nous ne pouvons accepter de les voir systématiquement sacrifiés pour complaire aux banques et aux agences de notation. Il nous faut plus que jamais les défendre, pour empêcher que notre société ne se transforme définitivement en marché, et notre monde en désert.

 

 

Benoît Lambert
metteur en scène, directeur

Sophie Chesne
directrice adjointe

mai 2024